La Lettre de  PALO ALTO

L'apport de la Systémique paradoxale

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Le problème dans la tête

 

Martin et le besoin de maîtriser

 

Regardons la séance suivante, retranscrite presque in extenso.

Il s'agit d'une séance d'une heure avec 6 participants dont un "client" que nous appelons Martin.

 

ETAPE 1. EXPOSE

Martin : Je suis consultant, en retraite depuis 5 ans. J'ai créé, il y a 3 ans, une petite association : "Les Zeds". Il s'agit de trouver et mettre en réseau des bénévoles pour un rôle d'entraide sociale (les aides). A 5 partenaires, nous formons "le comité" : c'est nous qui trouvons les contacts au départ, les bénévoles et les bénéficiaires. Cela nous prend environ 3 journées par mois à chacun de nous cinq. Nous rassemblons nos bénévoles 4 fois par an avec une réunion suivie d'une dinette sympathique.

Tout cela demande un peu d'organisation : répertoire, courriers électroniques, tableau de suivi, circulation de l'information, coups de mains ponctuels.

Il y a 8 mois un membre du comité, Philippe, nous a quitté à cause d'une nouvelle autre responsabilité à la Croix Rouge. On a trouvé Daniel pour le remplacer. Il y a 6 mois, Christine, très investie dans le Comité, nous a dit qu'elle réduisait son temps avec nous car elle a un gros souci familial. Elle fait encore beaucoup de choses, mais si elle partait, ça pourrait nous mettre en péril.

Donc Bernard et moi donnons un peu plus de temps pour compenser. Enfin il y a Françoise, élément stable pour l'instant.

J'aime beaucoup ce que nous faisons. Mais je suis anxieux de réussir à conserver un comité de 5. Sinon, je le sais, notre association va capoter. Je suis le plus âgé et si on passe à 4 ou 3, ce sera trop chargé pour nous et d'abord pour moi.

Il y a 15 jours j'ai eu un très gros moment d'inquiétude quand j'ai cru que Françoise risquait de quitter.

C'est moi qui ai initié ce réseau et j'ai bien sûr un sentiment de responsabilité pour qu'il perdure.

Donc je me demande comment faire pour que ça perdure, alors qu'il s'agit d'un réseau de bénévoles.

 

ETAPE 2. QUESTIONS

- Combien de personnes dans le réseau ?  

> Plus de 50, qui viennent aux réunions trimestrielles et qui contribuent. En revanche ils ne cherchent pas de responsabilités.

- Vous êtes bien organisés ? 

> Oui, ça se passe bien, chacun connaît son rôle

- Tu diriges le réseau ? > Non pas du tout, on est un comité, mais c'est vrai que j'ai plus d'expérience. Les réunions trimestrielles... les autres me disent qu'ils préfèrent quand j'organise. On est tous les 5 responsables de tout…. mais je ne sais pas pourquoi je me sens plus concerné. Mais je ne veux pas prendre plus, car j'ai d'autres activités importantes.

- Vous voulez agrandir le comité ?  

> Non, 5 c'est bien

- Tu vas contribuer encore combien de temps ? 

> Disons 2 ans. Les autres du comité le savent. Ils disent aussi qu'en tant que bénévoles, ils ne veulent pas être plus chargés, ni s'engager à long terme.

Je me sens responsable, c'est sûr ; je crois que j'ai un problème dans ma psychologie. On va se réunir une journée à la fin du trimestre pour avoir le temps de parler de cette préoccupation.

- Ce qui fait le plus peur ? 

> Que A parte, que B démissionne, que C tombe malade, que je me retrouve seul ....  Bernard m'a dit hier qu'il devait aider son fils à retaper une grande maison, aïe ....

 

ETAPE 3. LE CONTRAT.   Animateur :   Qu’est-ce que tu attends de nous ?

> Comment faire pour que notre petit comité reste stable autant que possible et comment s'assurer d'avoir ou de trouver des remplaçants ? Des pistes auxquelles je n'aurais pas pensé.

 

ETAPE 4. PISTES DE REFLEXION ET DE SOLUTON

-  Bien préparer une prochaine rencontre du comité pour mettre à plats vos rôles et disponibilités

-  Clarifier ce qui vous anime, vos valeurs

-  Faire la liste de toutes les activités, partager bien sûr. Et pourquoi pas un comité de 6 ou 7.

- Qu’est-ce qui fait que tu t’inquiètes, puisque tu t’es engagé ? 

- Quelles sont tes valeurs profondes, laquelle de ces valeurs-là est peut-être un peu bousculée ? 

- Quel type de leadership serait utile ?

- Pense à déléguer

- Voir qui dans le réseau a des compétences pour t'aider sur ta question

- C’est quoi le pire scénario qui peut arriver, et qu’est-ce qui arrive le lendemain du pire scénario, tu es où ? Est-ce que cela rend ces années d’expérience inutiles ? Est-ce que ce temps-là n’a pas rencontré son objectif dans son existence ? Le lendemain, quoi ? Est-ce que ça atténue un peu la part…

- Animateur :    Te demander qu’est-ce qui te tient tant à cœur là-dedans, qu’est-ce qui est central pour toi. Est-ce qu’il n’y a pas une question de renoncement, quelque chose comme ça là-dedans.

-  Qu’est-ce que tu dois laisser aller pour accueillir ce qui va se construire...

-  Si le réseau s'arrêtait et que personne ne bouge, quels seraient tes sentiments, tes peurs ou tes réactions, pour te préparer justement le cas échéant si dans le futur rapproché ça arrivait, ça pourrait aider à accepter finalement ce renoncement, parce que le gain de ces trois années écoulées c’est un gain pour les 60 personnes, ce n'est pas perdu.

-  Si lâcher prise sur ce contrôle-là permettait aussi de faire fleurir le groupe, qu’est-ce qui pourrait arriver, si lâcher prise était positif au niveau du groupe

-  Si rien n’est fait, qu’est-ce qui va arriver dans deux ans, quel est le risque réel ?

 

5. SYNTHESE DE MARTIN

> Merci c'est super. A mon niveau, il faut que j'enclenche une réflexion, parce qu'effectivement c’est peut-être juste moi qui me suis créé un problème dans la tête, et qu’il n’y a pas vraiment de problème.  Comment se fait-il que j'aie peur que quelque chose se casse la figure, est-ce mon besoin de maîtriser qui voudrait que tout fonctionne selon mes désirs..., et puis ça fonctionne très bien en ce moment.

J’ai donc à me demander « c’est quoi la réalité vraiment, quelle est-elle cette réalité-là ? ». 

Et à un autre niveau ça va être de voir avec tout le monde : c’est quoi notre philosophie, nos valeurs, pourquoi on est là. Moi je sais pourquoi je me suis engagé là-dedans, mais j’ai à creuser là-dedans, à aller plus loin Et que les personnes qui sont là... qu'on prenne le temps de partager.

 

6. LES APPRENTISSAGES DE CHACUN 

- Martin :  L’apprentissage que j’ai fait c’est de creuser moi-même dans ma propre… motivation, valeur, pourquoi j’ai peur, pourquoi je me mets ça sur le dos.  

- On se retrouve dans ta situation, on la comprend. Merci 

- Je vois comment être plus zen, on garde nos peurs, au lieu de profiter de la présence des autres autour de nous.

- Oui je ne sais pas pourquoi on fait ça, mais on fait tous ça, on se crée un scénario.

- J’adore, on travaille tellement isolés, pressés, ici on est privilégié, invité dans la bulle.

- Animateur :   Je suis très content, on a réussi à travailler sur la situation et toi dans la situation, cet aspect-là aussi… bravo. 

 

 

Les étonnements sur la séance

 

Voilà donc une séance qui semble s'être bien déroulée. Le "client" est satisfait, les "consultants" aussi, l'animateur aussi. Que demander de plus ?

Pourtant quelques propos peuvent nous surprendre et nous amènent à 4 réflexions.

 

Première réflexion : Martin affaibli

L’attention doit être attirée tout d’abord par la remarque du client qui dit dans sa synthèse :

 

"Effectivement c’est peut-être juste moi qui me suis créé un problème dans la tête, et qu’il n’y a pas vraiment de problème.  Comment ça se fait que j'ai peur que quelque chose se casse la figure".

 

Oui, il y a de quoi être étonné par « …il n’y a pas vraiment de problème, … »

En effet le client a énuméré au moins 4 évènements qui sont des alertes, qui réveillent le problème de survie du réseau et qui lui font ressentir une peur pénible :

 

"Philippe, nous a quitté 

Christine réduit son temps avec nous car elle a un gros souci familial.

J'ai cru que Françoise risquait de quitter.

Bernard m'a dit hier qu'il fallait aider son fils à retaper une maison, aïe"

 

Est-ce un problème imaginaire ? Dans sa « tête » comme il dit ? A l’évidence non : il confirme que le réseau peut s’arrêter. Le noyau des 5 a jusqu’ici su empêcher cela en agissant rapidement.

Il s’agit donc d’un problème potentiel, d’un problème de risques, problème bien connu de ceux qui mènent des projets. Et, en plus, de risques qui se manifestent régulièrement et sans prévenir. Et comme Philippe doit lui-même partir dans deux ans, il ressent plus les risques.

 

Alors dans sa conclusion, c’est comme si le client perdait le contact avec la réalité (« et puis ça fonctionne très bien en ce moment ») un peu comme celui qui tombe du 7° étage et se dit en passant devant le 3° « Jusqu’ici tout va bien »…

Et il doute maintenant de ses propres perceptions : « c’est quoi la réalité vraiment, quelle est-elle cette réalité-là ? ».  

Il est affaibli, il pense avoir un problème « dans sa tête » alors que le problème de risque est tout à fait objectivé. Comme s'il avait maintenant une "pathologie du besoin de maîtriser".

 

Deuxième réflexion : Martin "a tort" et doute

Martin a peur, d'incident en incident, mais une peur qui est bien sûr à la mesure de son sentiment d’impuissance pour la survie du réseau.

Or il déduit de la séance qu’il a tort d’avoir peur : « Comment ça se fait que j'ai peur que quelque chose se casse la figure..."

Le client semble ainsi « entamé » : 

- il a tort d’avoir peur

- il voit des problèmes et des risques alors "qu’il n’y en a pas" (?)

- il se reproche de se faire des idées, de ne plus bien voir la réalité

- il se reproche de trop vouloir maîtriser (or justement il maîtrise si peu)

- il pense même qu’il faut qu’il interroge ses valeurs : « Moi je sais pourquoi je me suis engagé là-dedans, mais j’ai à creuser là-dedans, à aller plus loin,... », « creuser moi-même dans ma propre… motivation, valeur »

Bref il a confiance dans les participants, il met en doute ses perceptions, il est en train de se disqualifier et de se déconstruire sous l'influence de la séance.

 

Troisième réflexion : Martin doit "accepter l'impuissance"

On trouve dans la séance beaucoup de convergences, de consensus, bien que l’animateur ait demandé l’inverse.

Et surtout un surprenant consensus sur le thème : Tu as tort d’avoir peur, pourquoi t’accroches-tu à ce projet, lâche prise et renonce, comme ça tu n’auras plus à avoir peur !

            Ce thème collectif ressort des interventions de tous : 

« Qu’est-ce qui fait que tu t’inquiètes, puisque tu t’es engagé ? »

C’est quoi le pire scénario ? Est-ce que cela rend ces années d’expérience inutiles ? Est-ce que ça atténue un peu la part…

Te demander qu’est-ce qui te tient tant à cœur là-dedans 

Est-ce qu’il n’y a pas une question de renoncement, quelque chose comme ça là-dedans

Qu’est-ce que tu dois laisser aller pour accueillir

Te préparer si ça arrivait

Et si lâcher prise sur ta volonté de maîtrise…

Si rien n’est fait, qu’est-ce que ça va arriver dans deux ans, quel est le risque réel ?

 

Quel dommage que personne n’ait dit : « Tu as bien raison d’avoir peur, c’est bien normal que tu aies peur, car c’est un beau projet, une belle réalisation, ce serait dommage que cela s’arrête. Cette peur devrait justement t’inviter à agir pour parer les risques. Et le problème c’est que tu ne sais pas quoi faire : c’est cela le problème à traiter. Evidemment que c’est douloureux et pénible une peur quand on ne voit pas ce qu’on peut faire ».

 

Quatrième réflexion : Mais quel est le problème du client ?

On a la difficulté de la situation : des membres du comité partent ou risques de partir.

Mais ça c'est la vie. Et d'ailleurs le comité a su rapidement remplacer le dernier partant. Alors qu'est-ce qui soucie particulièrement Martin ? Comment analyse-t'il ? Qu'a t'il envisagé ? On ne le sait pas. On ne le lui demande pas. Une majorité du groupe semble penser (arbitrairement) qu'on est devant une fatalité et qu'il faut apprendre à renoncer (le lâcher prise est à la mode ).

 

Cinquième réflexion : Le respect du bénévolat

Il nous semble que cette séance est intéressante pour faire ressortir les occasions de faire réfléchir le groupe.

Le client semble présenter 2 problèmes, du type:

            -  j’ai peur

            -  parce que les risques s’accumulent

 

On pouvait alors prendre le temps de vérifier quel est le problème essentiel :

a) - tu souffres d’une peur qui te paraît excessive par rapport aux risques ? C’est ce « trop de peur » qui te soucie ? 

b) - ou le problème c’est vraiment la survie du réseau et la peur n’est qu’une conséquence normale ? (dans ce cas il ne faudrait surtout pas traiter la peur, conséquence logique, mais bien le problème de survie du réseau, traiter la cause, pas la conséquence)

 

Le plus frappant est que le client a dit clairement (en Etape 3) que sa demande concerne le b)

"Comment faire pour que notre petit comité reste stable autant que possible et comment s'assurer d'avoir ou de trouver des remplaçants ?" 

… mais que le groupe s'est, de fait, investi  sur le a) ….

Peut-être s’y est-il d’autant plus investi que le client avait lui-même ouvert la porte de sa remise en cause personnelle :

« Je suis anxieux", "Je me sens responsable, c'est sûr ; je crois que j'ai un problème dans ma psychologie »

 

Mais justement fallait-il le suivre là où il semblait pencher ? Il se met en cause facilement, alors c’est tentant d’aller dans ce sens. On va alors vers une orientation « psychologique » de la séance. Or on pouvait aussi aller dans une orientation « systémique », c'est-à-dire en prenant en compte le contexte, et c'est ce qui est souhaitable en Codéveloppement. Le contexte justifie pleinement qu’il ait ce sentiment de responsabilité : il est très engagé, il connaît bien l'activité, il est fondateur, les autres fondateurs se sont déjà renouvelés, on est dans le bénévolat, etc... Dans le contexte où il se trouve, il est logique qu’il vive le problème. Ce n’est pas un problème « psychologique personnel ». (Rappelons que le Codéveloppement est d’inspiration systémique : on s’intéresse, non pas à la psychologie du client ni à la situation seule, mais bien à l’interaction entre le client et la situation). 

Il vaudrait mieux demander, de manière assez classique : « Veux-tu nous dire tout ce que tu as déjà fait pour tenter de résoudre le problème ? » Et on verrait que le client a déjà fait beaucoup de choses, ce que l’on découvre un peu tard. Sauf qu’il est tout de même au final assez impuissant et il en donne peut-être la clé quant à sa vision de son pouvoir : on est dans le bénévolat

 

Reprenons la demande de Martin :

Comment faire pour que notre comité reste stable autant que possible et comment s'assurer d'avoir ou de trouver des remplaçants ? 

Constatons que Martin a su créer l'association et son comité et même trouver des remplaçants. Alors, s'il sait faire, pourquoi fait-il cette demande maintenant ? De nouveau, nous voyons que le problème n'a pas été précisé.

Comme Martin insiste sur le bénévolat, l'hypothèse qui vient est que les bénévoles sont de moins en moins disponibles mais que le fait qu'ils soient bénévoles freine Martin pour formuler des demandes d'engagement.

Dans les associations, il y a parfois des mandats … Mais là ce n’est peut-être même pas une association ? (Si ce n’est apparemment une « association de fait » ? On ne le sait pas !). 

 

Et la clarification intéressante pouvait porter alors, non pas sur l’organisation des tâches (on peut être bien organisé et avoir des gens qui partent !), mais sur l’idée que Martin se fait de son droit, ou pas, de demander, d’exiger, de contracter, etc. ….

Il le dit clairement : 

« Que faire et comment le faire pour assurer une relève dans une organisation bénévole ? »

Autrement dit, il s’agit moins de lui trouver des idées que de comprendre comment il raisonne, notamment en matière de « droits et devoirs » dans ce réseau bénévole.

Et de le suivre au plus près de son raisonnement au lieu de suggérer des généralités. On est sans doute dans un conflit de valeurs entre survie du réseau et droit de faire une demande pressante à des bénévoles.

 

On aurait pu demander :

 « Quand quelqu’un annonce qu’il va quitter, ou qu’il risque de quitter, qu’est-ce qui lui est dit très concrètement ? »

« Si celui qui va quitter était engagé à trouver un remplaçant, ça résoudrait quelle part ? »

« Est-ce que le fait que ce soit basé sur le bénévolat limite les solutions pour toi ? »

« Tu as pensé à quoi jusqu'ici pour assurer la relève ? Et quels freins vois-tu ? »

 

En conclusion, on n'a pas clarifié la difficulté du client, les freins auxquels il pense, on ne l'a pas non plus aidé à trouver des solutions concrètes pour fidéliser le comité ou trouver plus facilement une relève. 

C'est le regard systémique qui a manqué.

En revanche il nous semble qu'on a persuadé le client, en convergence, qu'il avait un problème dans la tête, le "vouloir maîtriser" et que donc pour ne plus avoir peur il devait accepter l'impuissance voire l'échec. Adrien Payette nous le rappelle :

 

"Il faut être conscient que la pensée de groupe peut aussi 

avoir des effets pervers et conduire à une sorte de collusion dans l'unanimité" 

(Cf. Le Groupe de Codéveloppement professionnel page 26-Payette)