La Lettre de  PALO ALTO

L'apport de la Systémique paradoxale

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Nous, intervenants, savons-nous repérer les risques d'emprises ?

 

Un caillou dans le jardin

 

Les démarches d'accompagnement se sont largement multipliées en 20 ans : le coaching, le Codéveloppement, les bilans de compétences, les supervisions... Incluons aussi la formation et les psychothérapies.

L'objectif convenu est bien sûr le développement humain c'est pourquoi sont mises en avant des valeurs, des règles du jeu, des déontologies : la bienveillance notamment ainsi que le respect de l'autonomie.

Cependant les relations humaines sont suffisamment complexes pour que bien des surprises surgissent malgré ces belles règles du jeu.

 

Certaines de ces mauvaises surprises sont les phénomènes d'emprise : le fait de mettre la main sur la pensée de quelqu'un, sur son jugement, sur ses raisonnements. Cela peut d'ailleurs se faire de manière tout à fait involontaire et peu visible.

Et cela aboutit bien sûr au contraire des buts recherchés : la personne ressort affaiblie, perturbée, dévalorisée, dépendante.

 

Et là nous ne parlons pas des grandes emprises, à base de menaces ou de domination, mais bien de ce qui peut se passer dans une relation qui se définit bienveillante et aidante.

 

Et parce que nous adoptons un regard systémique, nous ne ramenons

pas le problème au fait de dénoncer des "personnalités toxiques" mais

bien à des interactions qui elles deviennent toxiques et dans

lesquelles chacun a sa part ainsi que le contexte où cela se produit.

C'est quoi une emprise ?

 

Illustration n°1

Je propose de partir d'un souvenir personnel. Je suis jeune consultant et je participe à un séminaire de développement personnel et professionnel, animé par une "pointure".

Je présente un cas de management avec une tension forte, entre un manager et son directeur, que j'ai eu à traiter sans en être satisfait. Je demande quelles options pourraient être meilleures.

L'animateur (la "pointure") me dit sur un ton de mise en cause :

- Mais Dominique, est-ce que tu voudrais être parfait ?"

 

Cette intervention somme toute banale (surtout depuis que l'Analyse transactionnelle identifie les "Sois parfait") a cependant des effets multiples :

- On me dit implicitement que quelque chose "ne va pas chez moi".

- Je ne vois toujours pas comment progresser sur ma situation

- J'ai quand même un doute : serait-ce une défense de l'animateur qui lui-même ne voit pas comment traiter la situation ?

- De toute façon l'effet direct est que je me tais. Je suis mis en cause. On me trouve un défaut qui a l'air inquiétant. Je suis l'objet d'un diagnostic. Va t'il s'arrêter là ?

- Je suis enfin partagé : déçu, ce n'est pas cela que j'attendais. Mais prudent : si je m'oppose au formateur ("qui se donne du mal pour moi"), ne vais-je pas perdre les bénéfices de la formation et de son attention ? Et un apprenant ne doit-il pas se montrer humble, réceptif, ouvert ? D'autant que par définition il est peu compétent ... Je risquerais de mettre en cause la "pointure" et en public ! Danger.

 

Il y a là pour moi les couleurs d'une emprise. C'est à dire :

Un expert met en cause le fonctionnement personnel de quelqu'un en position de vulnérabilité (car débutant) et provoque une dévalorisation. Et le quelqu'un ne comprend pas le raisonnement qui fonde le diagnostic.

L'expert sait mieux que la personne. Et sait que l'origine du problème est DANS la personne, ce qui l'affaiblit s'il voulait débattre.

 

Illustration n°2

Hervé, 30 ans, explique : quand j'avais 10 ans, un jour j'ai voulu me baigner dans notre piscine en début d'après-midi. Ma mère m'a dit "non" car il faisait frais et ce n'était pas bon pour ma santé. Or j'en avais très envie. J'ai protesté et j'ai fait une très grosse colère. Ma mère m'a dit : "Toi tu es fatigué, va faire une sieste". Sur le moment, j'en ai voulu à ma mère. Je me le suis reproché ensuite car en fait c'était pour mon bien. Elle faisait ça pour moi".

Ici la personne dénie son propre jugement et son propre ressenti.

(Ce récit est extrait d'une psychothérapie dans laquelle il apparaît que Hervé vit un début de schizophrénie avec disqualification de soi et de ses propres perceptions. Et culpabilité...)

 

Cette illustration confirme le phénomène : une personne en "position haute" et respectée semble exercer une mainmise sur le jugement, le raisonnement et les perceptions d'une autre en "position basse", cette autre étant affaiblie y compris pour des raisons de contexte (stage, public, enfance, culpabilité, etc.).

 

Observons quelques situations

 

La directrice et le Codir

La cliente a demandé un coaching. Cadre supérieur, elle trouve difficile de fonctionner avec les hommes du Codir, ce qui l'amène, pour être respectée, à se montrer plus professionnelle, plus rigoureuse.

Le coach, écoute, observe cette femme qui se tient droite et parle avec netteté, puis conclut en lui-même : "Voilà l'objectif pour ce coaching. Aider cette personne à retrouver pleinement sa féminité".

Ainsi, de lui-même, il met la main sur l'objectif. 

Une emprise peut se mettre en place car le coach décide des besoins de l'autre.

 

"Le problème dans la tête"

En 2013 j'assiste à une démonstration de Codéveloppement à Montréal, avec 40 observateurs. Elle est filmée pour servir de séance modèle.

La cliente, Annie, anime depuis 3 ans toute une association d'entraide, avec un noyau de 4, tous bénévoles. Elle craint l'échec car elle a peur du départ de certains du noyau (départ pour diverses raisons). Elle a peur car il est difficile de trouver des remplaçants et car sinon ce sera la fin de l'association. Elle demande comment assurer la stabilité du noyau et trouver plus facilement des remplaçants (dans cet univers de bénévoles...).

Le groupe, en convergence, lui restitue qu'elle semble vouloir tout maîtriser ou contrôler, et qu'elle devrait accepter les risques, lâcher prise et sans doute faire un deuil. (!!!)

Elle conclue en remerciant et en reconnaissant que c'est elle qui a "un problème dans la tête" à vouloir tout contrôler.

On croit comprendre que le groupe, dans sa bienveillance, a voulu soigner, non pas le projet, mais la peur.

On s'est trompé de problème et la cliente repart avec un diagnostic qui établit que quelque chose ne va pas chez elle.

L'animateur est content qu'on soit allé pas seulement sur des idées pratiques mais sur l'implication personnelle de la cliente.

Question : dans cette emprise acceptée, quelle peut être le rôle d'avoir voulu faire une séance modèle et filmée (ça limite toute contestation) ? 

 (Si on veut voir le récit de la séance :  >>>  )

 

 

Avec les acheteurs de grandes surfaces

Ce commercial, autodidacte, vend aux grandes surfaces. Et justement il n'est pas content car il n'est pas à l'aise comme il voudrait face aux groupes d'acheteurs.

Pourtant il a de bons résultats et est reconnu par sa hiérarchie.

En Codéveloppement, le petit groupe lui fait comprendre qu'en effet son malaise n'est pas normal, qu'il a un problème de légitimité. Il a tort de ne pas se sentir légitime.

Emprise ?

Oui, bien sûr. Car on lui vend un diagnostic inexact et qui l'affaiblit : il est parfaitement normal et banal de se sentir mal à l'aise face à un groupe d'acheteurs de grandes surfaces dans une discussion difficile qui peut faire perdre ou gagner beaucoup à son entreprise.

Bilan : non seulement il reste mal à l'aise mais en plus il a tort ! 

(Si on veut voir le récit de la séance :  .>>>  )

Questions : le fait qu'il soit autodidacte joue-t'il un rôle quand il accepte totalement le diagnostic qu'on pose sur sa personne ?

Est-ce que "mal à l'aise" relève de la personne ou du contexte de grosses négociations difficiles ?

 

Je n'arrive pas à décider

Je suis observateur d'une séance de démonstration Codev en public, animée par Claude Champagne, en 2019, dans un salon d'innovation managériale.

La cliente, consultante indépendante, confirmée, diplômée Hec, a conçu un produit original en "Leadership". Elle hésite entre :

- le diffuser elle-même, mais donc avec peu de puissance commerciale

- ou le faire diffuser fortement en s'associant à un gros cabinet. Mais leur philosophie est particulière et le patron, qu'elle connaît, peu commode.

 

En étape 3

L'animateur demande aux consultants de réfléchir une minute pour reformuler leur compréhension du sujet et formuler ce qui serait une demande de leur point de vue

(Il n'invite pas le client à formuler sa demande).

... Puis l'animateur invite chacun à communiquez sa compréhension de la demande

- Tu sais que la coopération avec le partenaire sera difficile du fait de vos personnalités. Tu as besoin de faire une étude sur vos 2 profils, test de personnalité ou autre.

- Il faut que tu passes du temps à identifier tes aspirations prioritaires

- Ton sujet, c'est comment réussir une négociation difficile pour obtenir le partenariat qui va vraiment te convenir avec cette société.

La cliente réfléchit, puis indique que la dernière proposition lui convient. Elle écrit au tableau :  "Comment m'organiser pour conduire une négociation réussie"

- Tout en écrivant la cliente fait un commentaire :  "Je me demande pourquoi je crains cette solution..."

 

Ainsi le problème de la cliente était du type "J'hésite" et on pouvait s'attendre à ce que l'étape 2 clarifie le problème, à savoir "pourquoi cette hésitation entre 2 voies".

Or le dispositif emmène vers une modification du problème qui devient "comment construire la voie n°2".

On peut penser à une emprise sur le problème.

(Souvent des consultants n'aiment pas voir des gens hésiter. Ils poussent à décider)

(Si on veut voir le récit de la séance :  .>>>  )

 

Le codéveloppement flash

(On peut voir cette séance racontée sur Youtube)

Etape 1

"Je suis directrice commerciale d'une entreprise qui possède de nombreux points de vente.
Tous les lundis matin, j'organise une réunion avec les directeurs de zones pour faire un bilan chiffré de la semaine, bilan humain, problèmes, analyse des opérations commerciales et pour lancer l'activité de la nouvelle semaine. 

C'est une réunion difficile à piloter, les participants parlent en même temps, leur attention est volatile, la qualité de leurs analyses inégale et ils ont le sentiment que les remontées du terrain sont peu ou pas entendues.
Comment améliorer cette situation ? "

 

Etape 2 - Exemples de questions : 

Quel est l'objectif principal de cette réunion ? Combien êtes-vous ?
Qui pilote la réunion ? 

Qu'est-ce qui marche bien ?
Que voulez-vous changer ? 

 

On a là un questionnement typique de pas mal de Codev : Des questions sur la situation. Et aucune question ni sur le raisonnement de la cliente et sa conduite de la réunion ni sur le contexte de la réunion, ni sur la signification des difficultés. Or dans le principe du Codéveloppement, on est là non pas pour résoudre mais pour aider le client à améliorer sa capacité de réflexion et d'action. Ici on ne connaît ni sa réflexion ni son action.

L'étape 4 va donc être un brain storming générique et au hasard.

 

Autrement dit c'est comme si la pensée de la cliente, ses analyses, sa compréhension, n'existaient pas.

On ne peut donc pas l'aider à mieux réfléchir et on va lui fournir une liste de solutions types.

  • (Par ex : Envoyer copie du compte-rendu aux membres du codir )

Cette posture classique, fournir des solutions, a comme toujours, un double effet :

- cela semble rendre service dans l'immédiat

- cela implique qu'on ne compte pas sur la cliente pour analyser et résoudre. Implicitement c'est un message de dévalorisation et de déresponsabilisation de la cliente et de valorisation des consultants.

C'est une emprise dans le sens : notre pensée compte, pas la tienne.

(Si on veut voir le récit de la séance :  >>>  ) (Cf aussi sur Youtube)

 

 

Peut-on prévenir les emprises ?

 

Les indices de risques abondent

Chemin faisant, nous avons de fait repéré de nombreux facteurs de risques :

 

Le décalage position haute / position basse

Le prestige ou le poids des intervenants

Une fragilité du client (jeunesse, autodidacte, peur de s'opposer, etc.)

Un sentiment de dette du client (envers le groupe qui écoute et aide par ex.)

Creuser les émotions (sa peur, son manque de confiance, etc)

La convergence des participants 

La pensée de groupe

 

L'affaiblissement du client

Donner tort au client

Mettre le problème "dans" le client

Lui trouver des faiblesses, faire un diagnostic touchant sa personne

 

Prendre la main sur problème et objectif

Comprendre trop vite le problème ou en décider

Faire taire le client (soit en étape 4 Codev, soit par une affirmation définitive)

Savoir, sans lui, quel est le problème, ou l'objectif, ou la demande, ou le besoin

S'autoriser à le confronter s'il n'avance pas vers l'objectif.

 

La posture systémique : un antidote puissant à l'emprise

 

Cette posture est faite, bien sûr, de position haute sur le cadre. 

Mais elle est faite de position basse sur beaucoup d'aspects de la relation d'accompagnement. Lesquels ?

 

1) D'abord le client a raison !

·      La directrice a raison d'être professionnelle dans son Codir

·      Annie, qui co-dirige l'association d'entraide, a raison d'avoir peur des départs. La peur n'est pas un problème ou une faiblesse. Elle est même utile et stimulante.

·      Le commercial en grandes surfaces a raison d'être mal à l'aise.

·      La consultante Hec a raison d'hésiter.

 

Ce que fait le client est logique, étant donné sa situation et sa vision du monde et ses valeurs.

Simplement, ça ne fonctionne pas dans la situation et le contexte où il se trouve.

Donc on aide à regarder les facteurs de contexte (le système) et à assouplir le raisonnement.

 

2) Atteindre l'objectif est l'affaire du client, pas celle de l'intervenant. L'intervenant s'intéresse à ce qui empêche le client d'avancer. Il s'agit de décoincer, pas de "pousser". On ne pousse pas le client. Ce qui vient de nous, c'est une certaine information, pas de l'énergie vers un objectif.

 

3) L'intervenant ne sait pas (ne devine pas, n'intuite pas) quel est le problème, ni l'objectif, ni l'obstacle, ni la solution. C'est le client qui se positionne et on l'aide à le faire. On ne veut pas à sa place.

 

4) Les vraies divergences sont trop rares dans les groupes de Codéveloppement. L'approche paradoxale aide à voir autrement, à assouplir et à produire des divergences.

 

5) On ne regarde pas le client comme quelqu'un qui a des faiblesses et des passivités (voire des pathologies) mais comme quelqu'un qui pense, qui réfléchit, qui a de l'expérience, et des ressources. Et surtout qui fait ses choix. (Y compris de vivre avec le problème et de ne pas être client). Et on co-construit tout avec lui. Pas sans lui.