La Lettre de  PALO ALTO

L'apport de la Systémique paradoxale

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Le commercial mal à l'aise

Regard systémique sur une séance de Codev

 

Récits de séance
L'ouvrage "Les (nouveaux) chemins du Codéveloppement", de Christian Martin, 

Geneviève Metzdorf et Jocelyn Phelpsest paru début 2022 (Ed.Gereso), avec une préface de Claude Champagne. 

On y trouve 4 récits de séance, ce qui est remarquable, tant la grande majorité des auteurs "cachent" leurs séances et évitent de les raconter. Nous apprécions beaucoup car c'est le début d'une démarche scientifique, en tout cas objectivée, à la différence des nombreux textes qui "parlent en l'air" ou qui fonctionnent par "affirmation gratuite". 

Nous choisissons de ne commenter, pour l'heure, que la première séance présentée. 

"Didier et son sentiment d'illégitimité"

Etape 1 

Didier est un commercial autodidacte qui traite avec la grande distribution.
Face à lui : des acheteurs rompus aux techniques de négociation, habitués à jouer le rapport de force, à détecter le moindre point faible chez leurs interlocuteurs. 

Malgré ses bons résultats et sa promotion récente, il se sent mal à l'aise, peu sûr de lui, il a l'impression que ses clients le jugent comme un amateur et profitent de son manque d'études. 

Sa demande : comment pourrait-il impressionner ses interlocuteurs et leur montrer qu'il ne les craint pas ? 

 

Des questions de l'étape 2 sont rapportées : 

- Si tu étais filmé, comment te verrai-tu ?)
- Que tu dis-tu avant tes entretiens, pendant, après ?
- Comment vis-tu ta promotion ?
- Quelles sont tes performances ? Et par rapport à tes collègues ?
- Tes employeurs sont-ils du style philanthrope ? Pourquoi t'ont-ils promu ? Que traduit cette promotion ?
- Que te faudrait-il pour te sentir plus légitime ?) 

 

Contrat 

À l'issue du questionnement, la problématique de Didier évolue et devient « Comment puis-je me sentir légitime face à mes acheteurs ? » (C'est le contrat accepté par le groupe et le facilitateur). 

 

Etape 4 

- Suivre une formation sur les techniques d'achat, mieux détecter les pièges
- Remplacer tes pensées négatives par des visualisations positives
- Analyser tes succès de vente
- T'enregistrer au téléphone avec tes clients pour valider que tes doutes sur toi-même ne sont pas perceptibles 

- Dans un second temps, si cela ne suffit pas, demander à bénéficier d'un coaching, l'entreprise est assez favorable à cette pratique. 

"Prise de conscience" 

- Aucun acheteur ne l'a traité plus durement que ses collègues, leurs pratiques sont les mêmes. C'est à lui de modifier la perception qu'il a de ses compétences.
- Son chiffre d'affaires est en croissance constante et il a conservé tous ses clients.
- Un des membres du codir s'est lui aussi formé sur le terrain. 

- L'entreprise est sélective dans ses promotions et n'hésite pas à chercher des candidats à l'extérieur si elle ne pense pas avoir le bon profil en interne. 

 

Ce que nous observons 

Nous notons d'emblée un mouvement qui apparaît "sympathique" : tout le groupe veut supprimer le malaise et valoriser Didier.
Si l'intention semble altruiste, le message est dans les faits assez différent puisque le client entend sans arrêt
 : "Tu as tort. Tu as tort de te sentir insuffisant. Ton jugement sur toi est faux. Tes perceptions sont fausses." 

. Jugement constant et massif. Didier peut donc décider :
- qu'il n'a pas de raison de ne pas se sentir légitime
- et qu'il ne doit plus faire confiance ni à ses perceptions ni à son propre jugement. 

Oui, on est dans un paradoxe. Et qui n'est pas bon pour la santé car dévalorisant.

Didier reçoit un second message : "Oui, ce n'est pas normal d'éprouver un malaise face à des acheteurs de grande distribution. Il ne faut pas rester comme ça. C'est tellement anormal que si ça ne passe pas, il faudra consulter un spécialiste. Un coach"

Notre commentaire 

 

Les questions ne l'aident pas à réfléchir. Elles poussent déjà vers 

- ton jugement est inadéquat
- tu devrais te sentir légitime
Elles exercent déjà une emprise 

 

 

Exploration pauvre qui n'identifie pas le pb 

- est-ce que ce malaise est trop pénible en lui-même, ce serait cela le pb ?
- ou bien est-ce que cela l'amène à faire ce qu'il ne veut pas ? ou à ne pas faire ce qu'il voudrait ? On ne sait pas quel est le problème. 

 

Regard psychologique, pas systémique 

On est centré sur le ressenti du client, on ne s'intéresse ni à son interaction ni au contexte. Que fait-il face à sa difficulté ? Et quels sont les facteurs de contexte ? (par exemple un refus d'une centrale d'achat peut amener à fermer une unité de production ...ce qui justifie l'anxiété ! et le malaise !) 

La demande est orientée par le groupe qui transforme "malaise et impressionner" en "se sentir légitime", ce qui n'est pas pareil et correspond à un langage de coach et donc à une nouvelle emprise.
On croit percevoir d'ailleurs dans la dynamique de la séance un certain modèle de coaching : Etre mal à l'aise est alors considéré comme un symptôme et on va chercher le problème sous-jacent (la "demande cachée"). 

Et le diagnostic apparaît : manque de légitimité.
(Comme le médecin qui pose le diagnostic rougeole en voyant les petits boutons rouges). On veut donc soigner la pathologie sous-jacente. 

Absence de divergence 

Cette absence amène tout le groupe comme un seul homme à répéter implicitement mais en continu au client :
Tu as tort. Tu as tort d'éprouver un malaise, il n'y a pas de raison. Tu as tort d'avoir les impressions que tu as. Ton jugement est faux. Ne fais pas confiance ni à ton jugement ni à tes impressions. 

Oui c'est un paradoxe. Avec la bonne intention de réconforter leur client, le groupe l'enfonce en dévalorisant sa capacité de jugement et en soulignant son incohérence...

Or le simple bon sens formulerait une divergence évidente : "C'est parfaitement normal et banal d'être mal à l'aise face à des acheteurs de grande surface.
C'est même utile pour rester vigilant !". "N'en faisons pas un problème"
Ou d'autres diraient : "Se montrer à l'aise face à des acheteurs de grande surface peut même avoir des inconvénients" (devinez lesquels) 

Et l'absence de divergence renforce l'emprise du groupe sur le client et l'effet nocif du message. 

 

Pathologie 

Le client entend que, si tous ces "traitements" ne suffisent pas, alors il lui faudra aller voir un spécialiste (un coach). Autrement dit on lui confirme d'abondance qu'être mal à l'aise n'est pas normal et qu'il faut absolument traiter cette pathologie. 

Autrement dit, la prochaine fois qu'il sera face aux acheteurs de grande surface sans être à l'aise, il pourra se dire : "Il y a vraiment quelque chose qui ne va pas chez moi, je ne suis pas normal".
On aura accru le malaise. 

Changement 1 et changement 2

Le grand apport de la systémique est de distinguer 2 sortes de changement :

 

Le changement de type 1

Il consiste à revenir à la norme. Par exemple : 

- Je vais être en retard ? J'accélère pour être à l'heure.

- Le radiateur est réglé sur 22° Il ramène sans cesse la température à 22°

- Je ne suis à l'aise ? Donc je dois être à l'aise pour être "normal" (et je consulte pour cela)

 

Et le changement de type 2

Non seulement on ne revient pas à la norme mais on change la norme

- Le sol est gelé, il vaut mieux que tu sois en retard

- On change la norme du radiateur : 19°

- C'est normal d'être mal à l'aise dans ce contexte. C'est même souhaitable.

Le changement de norme, on le voit, correspond aussi à un changement de vision du monde.

 

Cette distinction est fondamentale et nous fait sortir de nombreux pièges.

 

Dominique Delaunay

Centre de Systémique Palo Alto

www.systemique-palo-alto.fr