La Lettre de PALO ALTO
L'apport de la Systémique paradoxale
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Lettre du 25 juin 2019
Le problème, c'est l'objectif !
Une fréquentation légitime
Le sait-on ? La Systémique paradoxale et le Codéveloppement professionnel sont faits pour s'entendre. En effet le Codéveloppement invite à poser un regard systémique sur les situations, c'est à dire à s'intéresser à l'interaction entre le client et la situation dans un contexte donné.
Ainsi l'approche de Palo Alto permet, en cohérence, d'affiner ce regard systémique utilisé en Codéveloppement.
Voici justement une séance de Codéveloppement éclairante qui va nous permettre de réfléchir à un point sensible : la fréquentation - délicate, elle - entre contrat et objectif.
"Qu'est-ce que je fous là !?"
Armand est un ancien technicien de l'organisation administrative dans un ministère.
Il a gravi les échelons, avec l'expérience, jusqu'à devenir adjoint au Chef de Service de la mission Simplification administrative, domaine qu'il maîtrise parfaitement.
Il est le "client" pour cette séance. Observons l'essentiel des 3 premières étapes.
Etape 1 – Exposé. (La situation, l'essentiel)
Suite à sa réussite à un concours de niveau Chef de Service, Armand vient d’être affecté depuis 15 jours dans un service mixte regroupant une mission de simplification administrative, toujours, mais également une mission très exposée sans lien avec la première : la gestion de crises. Il encadre une trentaine d'agents en tout, avec 6 chefs d'unité (3 dans chaque mission).
Il fait part d'un souci très important pour lui : il ne se sent pas légitime sur la mission « gestion de crises », se sent donc très mal sur ce nouveau poste, avec en plus une nouvelle posture de Chef de service. Il ne sait comment embrasser les deux missions, s’interroge sur une éventuelle démission du poste.
Son titre de séance (sa manchette) est fort : « Qu’est-ce que je fous là ? »
On pense comprendre qu'Armand a une vision du management assez circonscrite : le chef doit être un super-expert. C'est quelque chose que l'on peut très bien comprendre à travers son parcours.
Prenant une nouvelle responsabilité de management, dans sa vision des choses, il se sentirait solide s'il pouvait manager en expert. C'est la solution qui s'impose à lui spontanément.
Et cette solution pose ici un gros problème : il n'est pas du tout expert sur la seconde mission et ne voit pas comment le devenir dans un délai raisonnable. Et il vit un moment de grande solitude et de trouble.
Watzlawick nous le confirmerait avec son célèbre aphorisme : "Le problème c'est la solution !". D'un point de vue systémique, c'est la solution choisie par Armand qui lui rend le problème aigu, voire insoluble.
Etape 2 - Clarification.
Relevons ici juste quelques-unes des questions parmi celles posées :
« As-tu postulé en connaissance de cause ? » :
> Oui, mais le contenu était vague et j’avais envie de relever le défi.
« Sais-tu ce qu’attendent de toi les agents ? » : > Une expertise
« Qu’est-ce qui t’embête le plus ? » :
> Ne pas être compétent tout de suite, ne pas maîtriser les activités des agents. Je ne suis pas à ma place.
On voit ici que la difficulté d'Armand n'est pas seulement le "Comment manager" mais même de savoir si c'est tout simplement possible pour Armand, ce que la manchette indiquait déjà avec force.
Où va la demande ?
Etape 3 - La demande - Le contrat
Dans sa demande, Armand déclare : « Comment puis-je récupérer de la maîtrise sur la situation que je subis ? ».
C'est tout naturellement que Armand ici s'appuie sur sa vision du management : la maîtrise du métier. Et il la formule sous forme d'objectif à atteindre. Ou de solution à utiliser.
(Nous disons aussi bien ici "solution" qu' "objectif" car un objectif constitue aussi une solution (un moyen) pour atteindre un objectif supérieur).
C'est donc l'occasion de noter que si un contrat est marqué par la vision ou les solutions ou les objectifs du client, alors le risque est de fournir en étape 4 "plus de la même chose ", ce que Palo Alto appelle "Changement de niveau 1".
Et si ce "plus de la même chose" ne fonctionne pas, alors on risque de maintenir ou même aggraver le problème.
Après échange entre Armand et les "consultants", le contrat est devenu :
« Comment pourrais-je cesser de subir cette situation et prendre les commandes du service ? »
Les participants ont senti que l'expression "récupérer de la maîtrise" risquait de les enfermer dans leurs propositions.
Ils proposent donc un contrat un peu plus large, mais qui présente trois inconvénients :
- il est encore marqué par la vision d'Armand ("subir").
- il est formulé sous forme d'objectif du client
- il présuppose qu'Armand peut manager le service (alors que lui-même est très dubitatif)
Partant de ces constats, nous allons formuler pour l'étape 3 du Codéveloppement une recommandation qui peut paraître surprenante.
On ne devait jamais prendre comme contrat l'objectif du client
Cette affirmation surprend sans doute car il est fréquent en Codéveloppement de voir des demandes et des contrats sous forme d'objectif.
Par exemple :
- Comment obtenir de la reconnaissance de mon patron ?
- Comment faire pour que Martin cesse d'être négatif ?
- Comment réussir à concevoir cette journée évènement ?
- Comment faire pour que l'équipe ne critique pas le changement demandé ?
Or nous pensons qu'on ne devrait jamais prendre un objectif de "client" comme contrat pour au moins 5 raisons.
1. Un objectif est facilement l'expression d'une solution qui nous enferme
- Comment être expert pour oser manager ?
2. Un objectif ou une solution peuvent maintenir ou aggraver ou créer le problème
- L'ainé a fait une crise d'adolescence terrible, comment faire pour que le cadet n'ait pas de crise d'adolescence ? (Ce qui n'est en général ni possible ni souhaitable)
- Comment faire pour que l'équipe ne critique pas le changement demandé ?
(empêcher les critiques va renforcer l'opposition et surtout faire perdre de la richesse)
3. Un objectif peut être une commande au Père Noël, une utopie pour changer l'autre et pas soi
- Comment faire pour que Martin cesse d'être négatif ?
4. On ne devrait pas non plus s'intéresser à un objectif qui paraît pourtant souhaitable et réaliste.
- Comment réussir à concevoir cette journée évènement ?
En effet, ici, concevoir, c'est d'abord le travail du client, pas celui du groupe. Le groupe n'est pas là pour faire atteindre les objectifs du client. Le but du Codéveloppement est : "Accroître les capacités de réflexion et d'action du client et des consultants". Et non pas faire le travail du client.
Nous ne devrions pas être les alliés de l'objectif du client (malgré la sympathie que nous pouvons ressentir). Nous ne sommes pas son groupe de travail.
Bien sûr, en tant que collègues, nous aimons que nos pairs réussissent leurs projets. Mais en tant que consultants d'un groupe de Codéveloppement, nous ne devrions pas prendre parti pour l'objectif du client. Notre rôle est de faire réfléchir et non pas stimuler, pousser, fournir des solutions, faire atteindre un objectif.
Il convient donc de s'intéresser avant tout à ce qui gêne, ou freine ou empêche. Il s'agit bien plus de décoincer et de clarifier que de fournir des solutions.
Lao Tseu confirme cette conception :
- fournir des solutions, c'est donner du poisson.
- clarifier, décoincer, c'est aider à savoir pêcher.
5. On devrait d'autant moins s'attacher à l'objectif qu'il doit justement pouvoir évoluer au cours d'une séance. Surtout si c'est l'objectif qui favorise le problème !
Revenons à Armand : par l'évolution de la demande, les participants ne le poussent plus à "maîtriser". Mais ils vont le pousser encore à "prendre les commandes du service". Alors qu'il n'est pas certain qu'Armand puisse manager sans maîtriser : il convient de nourrir sa réflexion sur ce point.
Si le contrat est sous forme d'objectif, les consultants perdent leur marge de manœuvre.
Un biais culturel
En entreprise nous sommes formatés pour nous associer aux objectifs et contribuer à leur atteinte. C'est parfaitement normal.
Mais lorsque quelqu'un s'interroge sur une difficulté, et que nous l'accompagnons dans sa réflexion, alors l'objectif doit pouvoir être challengé.
Faire tout pour atteindre un objectif, c'est du changement de niveau 1, comme diraient Palo et Alto.
Changer d'objectif ou de solution ou de vision du monde est souvent pertinent : c'est le changement de niveau 2.
Le Codéveloppement n'est donc pas une approche orientée "objectif" mais bien orientée Problème ou Préoccupation : qu'est-ce qui freine ou empêche ?
Et si l'on parle aussi "Projet", cela ne devrait pas être pour contribuer d'abord au projet du client (C'est à lui de le faire, c'est sa responsabilité) mais pour explorer ce qui, là aussi, freine ou empêche : problème ou préoccupation.
L'objet ou l'objectif ?
Adrien Payette a indiqué qu'en étape 3 on se mettait d'accord sur l'objet de la consultation. L'objet, pas l'objectif...
Par exemple le contrat pour Armand pourrait être : "Etant donné que je voudrais maîtriser la situation que je dois manager, mais que je ne vois pas comment y parvenir, ni même si je pourrais y parvenir, donnez-moi vos éclairages sur ma situation".
Ainsi nous sommes informés de l'objectif sans avoir à s'y associer, et de son hésitation sans avoir à décider. Nous aurons plus de liberté de propositions, et la divergence aura plus de place.
L'objet ici c'est l'impasse vécue par Armand.
(Notons en passant à quel point c'est une bonne idée cette importance de la divergence en Codéveloppement, qui peut se rapprocher du changement de niveau 2 !).
Et pourtant le changement 1 a la vie dure
En effet on constate que bien des praticiens du Codéveloppement restent attachés à l'objectif et à la poursuite de l'objectif de la personne accompagnée. Et même en figeant cet objectif, ce qui est dommageable.
On trouve par exemple, concernant le Codéveloppement :
- dans un Guide du facilitateur : Etape 3. "Le client doit exprimer ce qu'il veut", " être ferme sur son besoin" "Il dit avec quoi il veut repartir"
- dans un Livre blanc sur le Codéveloppement : Etape 3. "Formulation définitive écrite de la demande"
- dans une interview parue dans la Libre entreprise de Belgique : Etape 3. "Tout le monde se met d'accord sur l'objectif du client"
Or l'objectif du client doit pouvoir évoluer. Sa demande aussi.
Donc un objectif ne peut pas, ne doit pas, constituer une demande.
Et encore moins être bétonné.
Surtout si le problème c'est l'objectif.